Conversation avec les artistes : Export-Import
Younes Baba-Ali, Mbaye Diop, Hamedine Kane et Jennifer Houdrouge se sont entretenus avec Aude Tournaye, critique d'art et commissaire d'exposition indépendante, à l'occasion du vernissage de l'exposition "Export-Import" à Selebe Yoon.
Date de l'événement : 17/05 à 18h00 - Selebe Yoon
Aude Tournaye: Je voudrais d'abord te demander à toi, Jennifer, d'où est venue l'idée de faire cette exposition et de réunir ces trois artistes spécifiquement ?
Jennifer Houdrouge : L'idée de cette exposition vient d'un travail mené depuis plusieurs mois, ou même années pour certains. On avait fait une première collaboration à Paris l'année dernière. Les trois artistes travaillent sur les liens entre l'Afrique de l'Ouest et l'Europe, mais à travers des prismes différents et des activités très différentes. Là, on parle de tennis, on parle de colombophilie, de lutte [sénégalaise], de pêche. Et donc c'était intéressant de voir comment ces liens avec l'Europe étaient explorés, tant d'un point de vue historique que contemporain.
Aude Tournaye: Pourriez-vous faire une petite introduction sur ce que vous exposez ? Et après on ira un peu plus dans les détails.
Hamedine Kane: C'est toujours un peu difficile de commenter des œuvres qui viennent d'être créées. Ce qui m'intéressait, c'est de parcourir le littoral sénégalais et de travailler avec les communautés de pêcheurs, de voir l’état de ce secteur, des usagers de la mer, autant d'un point de vue juridique que par intérêt et curiosité personnels. Je voulais aussi voir comment ce secteur s'intègre dans l'économie sénégalaise, dans l'économie africaine, ouest-africaine, et du point de vue alimentaire, du point de vue économique, des droits humains, de la conservation et enfin de l'exploitation des ressources. Je ne parle pas que des ressources halieutiques, mais aussi des ressources de nos territoires en général, comment les États ou des populations les gèrent et comment ça s'intègre dans l'économie mondiale. Enfin, je voulais voir quelle proposition un artiste peut faire lorsqu’il s’empare d’un tel sujet. Bien sûr que les artistes n'ont aucun pouvoir de changer fondamentalement les choses, mais je pense qu'ils ont un rôle important à jouer pour mobiliser et disponibiliser une façon de voir. L'intérêt, je pense, c'est de créer une distance assez juste pour qu'on puisse regarder ces choses-là d'une manière plus crue. C'est ça que j'ai essayé de faire - et c’est juste un début. C'est une première restitution. L'été dernier, pendant un mois, j'ai voyagé sur tout le littoral et j'ai collecté des informations, une sorte de matière première. Et là, c'est la première restitution formelle. Et ça va se poursuivre dans les années à venir.
Younes Baba-Ali: Pour ma part, je présente deux projets différents. Un qui a été réalisé en 2018 pour la Biennale [de Dakar], un projet sur la lutte sénégalaise. Ce n'est pas anodin - le choix des œuvres présentées a été fait avec Jennifer - notamment en clin d'œil avec les autres propositions des artistes, mais aussi en lien avec l'origine même du projet sur lequel je travaille actuellement, le projet LOFT - DKR autour de la colombophilie au Sénégal. C'est le monde, c'est l'univers, des lutteurs qui m'a fait découvrir la colombophilie. Je travaillais avec différents lutteurs amateurs dans des quartiers comme Amitié ou SICAP. En levant la tête, à chaque fois, je voyais des pigeons colorés, des pigeons roses ou verts fluos, et je me demandais, mais qu'est-ce qu'ils font là ? Ces pigeons, ils tournoyaient autour de nous, autour des immeubles. On m'a fait comprendre qu'il y avait tout un monde parallèle qui existait sur les toits de Dakar, ce monde des colombophiles qui touche à une jeunesse assez incroyable. Il faut savoir que la moyenne d'âge des colombophiles au Sénégal est de 16 ans, contrairement à l'Europe où c'est plutôt une passion pour les seniors. Ici, quand on se retrouve dans des colombiers, des pigeonniers de quartiers, il y a le propriétaire et il y a une dizaine de jeunes passionnés entre 8 et 18 ans. C'est ce point de départ qui m'a donné envie de travailler sur la colombophilie. Étant basé en Belgique, je ne savais même pas que c’était le cœur de la colombophilie mondiale. Depuis le mois de novembre, je travaille sur le projet avec un pigeonnier expérimental qui se trouve à l'Hôtel de Ville de Dakar, pensé avec un architecte espagnol, Angel Montero, dans l'idée de construire un pigeonnier où on expérimente des nouvelles races de pigeons. Et en même temps, on travaille avec les nouvelles technologies en intégrant aux pigeons des trackers qui permettent de récupérer leurs données en temps réel pour ensuite faire une cartographie des déplacements. Dans le cadre de la galerie, dans l'exposition, il y a des éléments de recherche qui viennent questionner l'origine de la colombophilie au Sénégal, qui est encore une grande question pour moi. Je ne sais toujours pas comment cette passion a pris autant l'âme de la jeunesse sénégalaise!
Mbaye Diop: Le travail présenté ici est la suite d'une résidence à Selebe Yoon en 2022, dont le titre était « Balle de match », et c’était une réflexion sur l'architecture de Dakar. C'est vrai, quand on regarde les œuvres qui sont présentées, on se pose la question du lien entre l'architecture et le tennis. Alors le tennis n'est rien d'autre qu'un prétexte, une sorte de métaphore qui est utilisée pour montrer effectivement que nous sommes dans une lutte. Quand je parle de Dakar, nous sommes dans une lutte, dans un combat, dans une confrontation perpétuelle du point de vue architectural. Quand j'ai entamé la recherche, j'ai pu voir que les premiers colons qui sont arrivés au Sénégal pratiquaient ce sport. Du point de vue effectif, deux personnes suffisent pour faire ce sport, mais les règles sont complexes. Ils pratiquaient ce sport et tout autour des terrains, il y avait les riverains et les autochtones, il y avait les indigènes qui regardaient les matchs et peut-être même qui avaient envie de participer à ce jeu. Et mon idée première, c'est d'essayer de délocaliser ce sport pour l'amener dans la rue. Pourquoi dans la rue ? Parce qu'à Dakar, il n'y a pas d'aménagements sportifs qui donneraient la possibilité aux Dakarois de pouvoir s'exprimer. Donc, faisons du tennis dans la rue, faisons du tennis partout, même si on est en perpétuelle confrontation avec le danger.
Aude Tournaye: Je voudrais commencer avec quelque chose que tu viens de soulever, Mbaye - tu as utilisé le mot délocaliser. Pour moi, il y a quelque chose qui se retrouve dans vos œuvres à tous, c'est cette idée que toi tu appelles délocaliser. Il y a bien sûr l'idée du tennis qui est un produit d'import que tu reprends comme une métaphore. Younes, tu évoques la colombophilie qui, comme tu le dis, tu ne sais pas vraiment d'où elle vient, mais elle est très présente. Et là où le tennis ne s’est pas implanté, la colombophilie, apparemment, ça cartonne. Et toi Hamedine, tu n'utilises peut-être pas le mot délocaliser, mais dans beaucoup de tes œuvres, sur les assemblages que tu fais avec les portes, j'ai vu que tu as souvent mis le mot « territorialisation ». Donc je voulais te poser une question là-dessus. Je crois que ce qui est beau dans ces œuvres-là, c'est que ce sont des œuvres charnières. Et je ne le dis pas parce que ce sont des portes, des fenêtres, mais ce travail rappelle ce que tu as fait il y a quelques années, sur la migration. Je voulais te poser une question assez précise, sur cette idée de déterritorialisation et comment ton propre travail va traiter cette question, parce qu'il y a une notion de territorialisation dans les migrations, les réfugiés, le fait peut-être de reterritorialiser, si je réutilise les mots de Deleuze et toi, avec par exemple ton film La Maison Bleue, de 2020. Donc, peut-être pour commencer, je voudrais parler un peu plus de cette idée de territorialisation et comment elle se déclenche sous différentes formes? Pour moi, c'est une valeur constante dans ton travail.
Hamedine Kane: C'est une question très complexe, mais tu as raison de dire que ce travail est charnière - c'est une continuité, une sorte de maturité, je pense. Pour revenir sur la déterritorialisation, quand Deleuze en parle, il parle aussi des oiseaux ou des pigeons, des oiseaux qui, quand ils sont dans un territoire, se reconnaissent. Dès qu'ils sortent du territoire, ils s'appellent un couple d'oiseaux. Mais dès qu'ils traversent la frontière, c'est comme s'ils ne s'étaient jamais vus. C'est ça un peu l'image de la déterritorialisation. Et ça a à voir aussi avec le tennis, parce que chaque joueur de tennis a un style, c'est des stylistes comme des écrivains, comme des artistes. Moi, ce qui m'intéresse, c’est d'être en dehors de son territoire: ce qu'Edward Saïd appelle « out of place », de ne jamais être à sa place. Je pense que c'est un état qui me va bien, pas que physiquement, mais moralement aussi - une géolocalisation qui se délocalise en permanence. L'idée de ce projet était de travailler aussi les formes, parce qu'un artiste, ça fait des formes. On n'est pas des philosophes, ni des romanciers, ni des commentateurs publics. Un artiste plasticien propose des formes. Et c’est très intéressant de travailler à Dakar parce que toute la ville est composée d'objets d'art informels. Les installations les plus intéressantes se trouvent sur les marchés ou dans les rues. Alors comment recomposer ça dans un espace d'art, dans une galerie? C'est ça la difficulté - d'arriver à créer une distance intéressante pour que quelque chose se révèle. Ce qui me plaît, c'est que les surfaces de mes tableaux sont devenues pour moi des tableaux d'écoliers. Je peux écrire et dessiner dessus, je peux faire des formes géométriques, architecturales, je peux en faire des constructions. Je ne sais pas colorier, je ne sais pas vraiment dessiner. Par contre, quand je vois une image, je la reconnais. Je ne peux que voir et constater.
Aude Tournaye: J’ai une autre question liée à cette idée de “constater”. Le projet, comme tu dis, est une continuité de ton travail, mais il y a eu une commande d’une firme juridique [Clientearth]. J’ai une question par rapport à ta manière de naviguer cette forme de documentation légale en tant qu'artiste, comment trouves-tu l’équilibre dans ton travail? Et comment ce projet t'a ouvert à de nouvelles formes de “voir” ?
Hamedine Kane : C'est la première fois que j'ai été contacté par un organisme qui a une expertise juridique sur les droits des usagers de la mer, des pêcheurs. Ils voulaient travailler avec un artiste pour apporter justement un autre regard sur la situation. Et ça m'intéresse, l'idée du droit et des droits humains en général, mais d'avoir aussi une expérience... une expertise juridique pour travailler sur les raisons pour lesquelles les ressources sénégalaises ou africaines sont à la disposition du monde en dehors d'un cadre légal. C'est un exemple, je ne suis pas en train de dire que c'est la faute des bateaux européens, car ce que les bateaux européens font sur les eaux territoriales sénégalaises, ils le faisaient sur les eaux territoriales européennes il y a 20-30 ans. Pourquoi ne peuvent-ils plus le faire ? Parce que les institutions européennes ont créé un cadre légal, donc ils n'ont plus le droit de le faire en Europe, mais ils peuvent le faire ici. C'est une question importante, mais ce n'est pas que la paix, ça concerne aussi toutes les autres ressources. Ce qui m'intéresse, c'est comment, à partir d'un article de droit ou d'une expertise juridique, d'un nom de poisson ou d'une espèce de poisson, d'un territoire, de l'usage de ces ressources-là dans ce territoire-là, je vais créer un nouveau mot ou une nouvelle forme d’expression.
Aude Tournaye: Merci Hamedine. Comme on parle de pêche et des questions légales, Younes, il y a dans ton œuvre Daily Wrestling un pêcheur qui se bat contre son filet de pêche - un affrontement contre des objets métaphoriques de leur lutte quotidienne. Cela est aussi lié à des raisons légales, n’est-ce pas?
Younes Baba-Ali: Le projet Daily Wrestling, c'est un projet qui a pris du temps à se mettre en place, comme pas mal de mes projets au Sénégal. Cela fait presque depuis 2012 que je suis ici et que je me nourris du terreau sénégalais et de la culture populaire. J'ai eu la chance de rencontrer un premier lutteur qui m'a fait entrer dans son univers par la suite. Ce ne sont pas des lutteurs professionnels. Comme la moitié des Sénégalais, ils travaillent la journée et le soir ils ont une passion: la lutte, la colombophilie ou l'économie, ils ont des activités parallèles. Ce que je trouvais beau avant tout, c'est que le Sénégal est un des rares pays qui a un sport national qui n'est pas le football, où la lutte est un sport à part entière. Parce que pour moi, la lutte, au-delà du sport, c'est tout un état d'esprit, c'est une philosophie, une spiritualité, un système d'économie, même une éducation. Le lutteur est un ambassadeur à l'échelle d’un quartier. Donc un lutteur qui réussit, c'est quelqu'un qui a du pouvoir, c'est-à-dire qu'il va pouvoir transmettre, financer, motiver. Je voulais collaborer avec ces personnes, ces ambassadeurs populaires pour questionner des choses de leur propre quotidien, de leur propre lutte. Et j'ai eu la chance de travailler avec notamment un pêcheur, mais aussi avec une femme lutteuse, ce qui est assez rare. Même s'il y a une très grande école de lutte féminine en Casamance, on voit très rarement des combats de lutte féminine à la télévision. Il n'y a pas de promotion comme pour les combats masculins. En 2018, j’ai rencontré ce pêcheur qui avait un peu une figure de sirène, dans le sens, c'était un homme de la mer qui vit de la mer, mais aussi qui souffre de la mer. Au moment de faire ce projet, les Sénégalais avaient de plus en plus de restrictions en termes de pêche, où ils ne pouvaient plus aller dans les profondeurs, ils ne pouvaient plus utiliser certaines techniques, alors que face à eux, ils avaient une industrie incroyable avec des bateaux-usines qui les devançait, qui les dégageait de leur propre territoire. Métaphoriquement, le pêcheur a voulu combattre symboliquement ce filet de pêche, comme la lutte d'un obstacle qui est au-delà de ses limites. Lors de l’évènement, les spectateurs s'attendaient à des vrais combats et tout d'un coup, ils regardaient un homme se battant avec un filet ou une femme avec des bidons. Finalement, petit à petit les gens prenaient goût, ils étaient impliqués dans ce message-là.
Aude Tournaye : Merci Younes. Peut-être, comme on est sur l'idée de la lutte, et tu as utilisé ce mot, Mbaye, je crois que ce qui est un peu similaire comme approche dans ton travail, Younes, et dans celui de Mbaye, c'est qu'il y a cette idée de lutte ou de tennis comme métaphore. Mbaye, je voudrais revenir sur le fait que, comme tu l'as dit, c'est un travail que tu continues, depuis 2022 et l'exposition “Balle de Match” à la galerie. Comment ce travail-là a évolué? Comme tu dis, au début, il y avait surtout question de compétition, d’une lutte entre la vie quotidienne et l'architecture. Et là, il y a une œuvre nouvelle, interactive, où l'adversaire devient le public. Donc je voudrais te demander pourquoi le public devient l'adversaire, pourquoi ce n'est plus juste la ville? Et comment conçois-tu ce nouveau rôle du public ?
Mbaye Diop: Lors de ma résidence à Selebe Yoon en 2022, je me promenais dans les rues de Dakar avec ma raquette. Souvent, il n'y avait pas de balle. Et je rencontrais des gens, je leur donnais la raquette, et j'essayais de mimer les gestes d’un match de tennis. C'est tout simple, j'étais là, et il y avait un joueur en face de moi avec la raquette, et j'essayais de mimer la direction de la balle, et les gens étaient contents de jouer à ce jeu. Ils réagissent sans pour autant voir la balle. Et par la suite, je me suis dit que j’aimerais imaginer une œuvre interactive où les gens peuvent jouer avec moi-même, mais un moi dessiné. J'ai fait une série de dessins de moi-même avec toutes les positions possibles et à chaque fois qu'il y a un des éléments du public qui joue, c'est comme si je me retrouvais en réalité dans les rues de Dakar en train de jouer.
Aude Tournaye: Pour revenir sur quelque chose dont on n'a pas encore parlé, c'est la colombophilie, je voulais voir avec toi Younes, car Mbaye a parlé de l'architecture de Dakar, comment ton projet a commencé. Il y a un aspect qu'on ne voit pas beaucoup ici à la galerie, mais qu'on voit à l'Hôtel de Ville, celui d’un travail sur cette architecture des colombophiles à Dakar qui transforme la ville d'une manière peu visible, sauf si on monte sur les toitures. Donc j’aimerais que tu nous parles un peu de cette nouvelle forme d'architecture et comment toi tu l'as mis en place et réinventé, et quelle était l'idée derrière le pigeonnier à l'Hôtel de Ville de Dakar ?
Younes Baba-Ali: Comme je le disais, tout a commencé lorsque j'ai découvert ce monde parallèle sur les toits de Dakar. Si vous avez la chance d'aller dans des quartiers comme la Médina, où il y a une grande concentration de colombophiles, vers 16-17 heures, vous commencez à voir les gens sortir et les pigeons tourner autour. Et on voit qu'il y a tout un village sur les toits, des bâtiments construits avec des matériaux assez pauvres, comme du bois et du métal récupérés. C'est une esthétique brute et c'est presque une nouvelle ville dans la ville, où ces passionnés s'échappent, une strate de la ville où, quand on s'y retrouve, on est déconnecté. Par la suite, j'ai découvert qu'il existe une économie autour de la colombophilie, qui est peut-être une nouvelle forme d'économie pour les jeunes. Les pigeons voyageurs sont chers - le pigeon le plus cher vient d'Anvers et a été vendu pour 1,2 million d'euros il y a un an et demi. Il a quitté la Belgique pour aller en Chine et créer une toute nouvelle génération de pigeons. Je pense qu'il y a toute une génération de jeunes qui admirent cette possibilité, un peu comme un diptyque avec le catch, qui est aussi une porte de sortie. Si vous arrivez à devenir lutteur professionnel, vous vous installez dans la durée, vous êtes sûr de gagner votre vie, de pouvoir nourrir votre famille, voire tout votre quartier. Et j'ai l'impression que la colombophilie est devenue un avenir professionnel et économique très convoité. L'idée était d'ouvrir le projet au public, nous en avons donc discuté avec Jennifer, et nous avons eu la chance que la mairie apprécie la proposition et mette l'esplanade à notre disposition. Nous avons alors conçu le projet pour créer un pigeonnier mobile, comme une base militaire, facilement modulable et mobile. La structure de ce pigeonnier est démontable et va poursuivre ses aventures ailleurs. Après cette étape après le Sénégal, mon intention est de le ramener en Belgique et de continuer le projet avec d'autres personnes, d'autres jeunes passionnés. L'aspect architectural est très intéressant au niveau de l'architecture animale. A Dakar, au Sénégal, et dans la culture sénégalaise en général, il y a une forte culture de l'élevage, et la migration vers la grande ville a fait que beaucoup de gens ont perdu le système traditionnel d'élevage et essaient de le redécouvrir à leur manière, sur leurs toits ou devant leurs maisons. On voit souvent quelques moutons traîner, mais avec les nouvelles formes d'architecture se pose la question de l'élevage urbain. Quand on voit les nouveaux bâtiments, on ne pense plus à ces espaces, ces espaces communs où l'on pourrait avoir des poules ou des animaux.
Aude Tournaye : Merci Younes. Mbaye, en t’écoutant et en regardant autour de moi, je remarque que dans les pièces que tu as faites en 2022, il y a peu d’animaux. Et dans celles de 2024, j'en vois beaucoup. Pourquoi ?
Mbaye Diop : Alors... Déjà, le point de départ de ces œuvres, c'est des photos. Tous les dessins que j'ai faits, c'est à partir de photos. Et dans ces œuvres-là [Pop Tennis, 2024], il s’agit d'une mise en scène. À part le joueur de tennis, il n'y a rien qui figure sur l'image originale. J'ai pris d'autres éléments pour essayer de faire une composition pour répondre à mes attentes. Effectivement, les moutons apparaissent, comme Younes vient de le dire, quand on circule dans les rues de Dakar, en face des maisons et dans la rue. Mais il y aussi des chiens, des poules, une chaise cassée, une vieille voiture - une vieille bagnole qui ne sert plus à rien mais qui est là. Donc je voulais faire une reconstruction pour obtenir une image un peu chaotique tout en étant familière. Mais derrière ce chaos, il y a une certaine gaieté, et les gens vivent dans ce désordre total où on peut s'exprimer, où on peut trouver du bonheur dans le désordre.
Jennifer Houdrouge: Je pense que c'est aussi très lié à l'espace public et à l'encombrement de l'espace public, qui est quelque chose que tu as beaucoup abordé dans ton travail. Il y a une question que tu poses souvent et qui m'interroge toujours, c'est pourquoi on n'arrive pas à rester chez soi ? À Dakar, pourquoi la vie existe sur le trottoir ? C'est très lié aussi à la question de l'habitat, et l'habitat qui n'est peut-être pas forcément adapté, justement, au mode de vie. L'apparition des animaux n'est pas anodine, elle est vraiment liée, je pense, à cette thématique que tu avais déjà explorée dans ton travail précédemment.
Mbaye Diop: Effectivement, à Dakar, la vie se passe davantage dehors qu'à l'intérieur. Si on regarde bien, les façades sont plus décorées que l'aménagement intérieur, ce qui fait qu'en réalité, les gens sont plus devant leur maison et que toute leur vie se passe à l'extérieur. Et pourquoi ? N’y a-t-il pas de réflexion à mener face à l'aménagement de nos espaces de vie intérieurs pour que les gens puissent avoir plus de temps à faire autre chose que d'être exposé face au danger. Quand on est dehors, on est plus exposé - et le danger est là, il est permanent et on vit avec de façon permanente.
Aude Tournaye : Hamedine, je voudrais revenir sur tes œuvres. Tu as une vidéo de drone qui ne montre pas directement des êtres humains mais une communauté presqu’abandonnée. Et après, il y a un ensemble de petites vidéos où surtout des femmes sont présentes, auxquelles je m’accroche pour revenir sur l’idée de déterritorialisation, d'une manière plus humaine. Tu dessines un territoire vécu à travers les femmes, n’est-ce pas? Et de nombreux lieux que tu notes sont souvent des lieux lébous, avec un territoire spirituel et vécu qui est très spécifique. Donc, je voudrais te demander, à travers ton travail, comment tu vois que ces choses changent ? Comment les territoires se redessinent ? Il y a-t-il une part de rejet dans tout ça ? Il y a aussi des lances-pierres exposés qui font allusion de résistance, de “ne pas se laisser faire”.
Hamedine Kane : Dans cette vidéo, ce qu'on voit, c'est justement c'est l'exemple d'une installation magnifique, mais qui a été rendue utilitaire. C'est l'endroit à Saint-Louis, à Guet Ndar, où les femmes transforment le poisson frais en poisson séché. Chaque femme a son petit bout, fait à partir des bois de récupération, des fabrications. C'est des boîtes fabriquées par des menuisiers - c'est des formes assez intéressantes. Je voulais me concentrer sur le travail des femmes, car le secteur de la pêche, c'est une chaîne. Il y a ceux qui fabriquent les pirogues, ceux qui fabriquent les filets, les pêcheurs, les mareyeurs, les revendeurs, les transformatrices, les transporteurs. Ça fait vivre beaucoup de personnes et ça a une place importante dans l'économie sénégalaise. D'ailleurs, on se demande pourquoi un État qui voudrait avoir la paix sociale laisserait se dégrader ce secteur. C'est vraiment incompréhensible. Et pourquoi les femmes ? Car il y a plus de femmes parce que les hommes partent. Pour aller à la pêche, il faut être jeune et fort. Les côtes sénégalaises se vident de leur jeunesse parce qu'il n'y a plus de poissons et donc ils prennent leurs pirogues et ils partent. Et comme c'est les femmes qui restent, c'est elles qui savent en parler - parce qu'il faut pouvoir parler de l'absence et des absents. Mais dans la vidéo, il y a toujours cette idée de la ruine. Quelque chose qui est en processus de ruine et je voulais voir comment on pouvait sublimer un peu tout ça. Comment récupérer, régénérer les choses, donner la parole. C'est pour ça que j'ai trouvé intéressant d'insérer des images mouvantes, vivantes, dans une sorte de chaos dans mes tableaux, et de rajouter des couleurs, de faire vibrer un peu les choses, de leur redonner un nouveau souffle. Par rapport à la matière, c’est ce qu’on voit sur les plages - les pirogues abandonnées, les bidons, il y a toute une esthétique. La première fois que j’ai décidé de travailler avec ce type de bois, c’est au marché Soumbédioune, en observant les boîtes où sont conservés les poissons destinés à la vente. L’environnement avec le sel marin et le soleil crée des couleurs magnifiques. Il y a peu de peintres qui arriveraient à arriver à cette qualité de couleur exceptionnelle. Donc je me suis dit, c'est peut-être pas nécessaire de savoir peindre, il faut composer. Et concernant, les lance-pierres… Je jouais avec ça quand j'étais petit. C'était nos jeux. Mais récemment, les lance-pierres ont pris une importance nouvelle ici aussi - c'est devenu une arme. Par exemple, lors des dernières manifestations politiques, ici au Sénégal, les manifestants utilisaient les lance-pierres pour se battre contre la police. Le gars qui m'a vendu ces lance-pierres vit à Thiès et pendant les manifestations, la police le cherchait partout. Et aussi, bien sûr, ça nous fait penser aussi à ce qui se passe en Palestine. Les intifadas palestiniennes utilisent toujours les lances-pierres pour se défendre. Et ça crée des images… Je crois toujours à la puissance des images, à leur efficacité.
Aude Tournaye :Ça rejoint l’idée d’une lutte que l’on retrouve autour du monde, à travers le littoral et l'accès à l'eau qui est de nouveau en lien avec l'export, l'import et les détenteurs du pouvoir.
Hamedine Kane : C'est un clin d'œil subtil qui renvoie de nouveau au problème de la pêche. C'est aussi une alerte car le Sénégal est connu pour ces alternances politiques, parfois violentes… Et malgré tout, c'est une population assez vigilante. Je voulais mettre les lances-pierres pour dire aux nouvelles autorités, il ne faut pas qu'elles dorment sur leurs lauriers. S'ils ne font pas ce qu'il faut, les lances-pierres vont sortir de leur boîte. Et c'est marrant parce que ce n'est vraiment pas un objet qu'on trouve facilement ici à l'origine.
Aude Tournaye: Comment as-tu trouvé cet objet ?
Hamedine Kane : Par exemple, dans le Fouta, on fabriquait nous-mêmes nos lance-pierres. Puis un jour, j'allais à Thiès et sur le rond-point, il y avait deux personnes qui vendaient des lance-pierres, comme ils vendraient des bananes. Je suis allé les voir et je me suis dit, si j'en veux beaucoup, est-ce que c'est possible ? C'est compliqué, m’ont-ils répondu. Je suis revenu les voir plusieurs fois et j'ai réussi à accumuler une grande quantité. Dès que je vois un lance-pierre, je pense à quelqu'un qui veut se défendre, c'est un outil de protection - c’est un peu effrayant quand il y en a beaucoup d’un coup.
Aude Tournaye : Je crois que ce qui est beau dans ce que tu dis, et Younes, tu le sais aussi toi, quand tu as travaillé au Congo, c'est qu'ils apparaissent dans le marché ambulant quand il y a des moments de tension. Donc ça indique un peu qu'il y a quelque chose qui ne va pas.
Younes Baba-Ali : Ce qui est étonnant, c'est que c'est vraiment peut-être la première fois qu'on voit ça au Sénégal, dans le sens où c'est un pays très pacifiste, et pour avoir ce type d'objet sur le marché, c'est qu'on a passé un cap, et je trouve ça assez fort, comme si on commençait à distribuer des armes auprès de la population.'est qu'il y a un ras-le-bol général, on a dépassé vraiment les limites.
Aude Tournaye : Younes, je voudrais te poser une dernière question parce que je sais que ton projet va continuer, est-ce que tu peux nous en parler? Tout ce travail est réalisé en collaboration avec les colombophiles de la Fédération des Colombophiles de Dakar. Quelle est l'importance de cette collaboration pour eux, au-delà du monde artistique?
Younes Baba-Ali : Le projet LOFT - DKR n'aurait jamais eu lieu s'il n'y avait pas des personnes impliqués dans le monde de la colombophilie. C'est la rencontre avec Oumar Johnson qui m'a lancé dans les recherches, l'ancien président de la Fédération des Colombophiles au Sénégal, avec qui je suis en contact depuis 2018 et qui m'a initié à son univers. Ensuite, pendant une rencontre avec Jennifer je parlais spontanément du projet et je sentais le besoin de faire quelque chose là dessus. Et c'est vrai que ce projet vient lier deux mondes, celui de la culture, de l'art et celui de la colombophilie. Et je pense que si on n'ouvre pas cette porte là, en fait, on ne se rend même pas compte de ce qui se passe derrière. En parallèle de cette exposition, il y a une présentation à la Délégation Wallonie-Bruxelles sur la colombophilie, un état des lieux de la colombophilie, avec toute une partie sur l'historique, les archives belges. L'intention, c'est que les amateurs colombophiles puissent s'impliquer et profiter du focus via ce projet. C'est une communauté assez discrète et introvertie, contrairement aux lutteurs imposants. Ils ont besoin d'une visibilité.