Projection et conversation avec Nicolas Pirus

Résidence Restitution : Nicolas Pirus en conversation avec Jennifer Houdrouge

Date de l'événement : 20 février 2024, 19h00 à Selebe Yoon

Planche du film Simples essais de Nicolas Pirus, représentant un modèle 3D de l'une des plantes qu'il a découvertes dans les archives au cours de ses recherches.

 


Nicolas Pirus est un artiste français qui vit et travaille à Saint-Étienne ( Oeuvres ). Il est diplômé des
des Beaux-Arts de Bourges et de l'École des Beaux-Arts de Lyon. Son travail combine le cinéma, l'animation, la 3D, l'écriture et l'installation. Il s'intéresse particulièrement aux récits oubliés et aux formes possibles ou impossibles d'une écologie numérique, le soin étant au cœur des nouveaux récits qu'il propose. C'est pourquoi il Oeuvres dans des lieux où il est possible de faire entendre des voix intimes ou collectives qui tentent de répondre à des présents en crise, notamment sur le thème des questions environnementales ou pharmaceutiques. Son cinéma propose un espace entre le réel, le virtuel et l'imaginaire, qui deviennent des lieux d'accueil qui invoquent plus qu'ils ne représentent ou convoquent.

Jennifer Houdrouge : Lors de votre résidence à Selebe Yoon, vous avez travaillé sur le lien entre botanique et colonialisme au Sénégal. Pouvez-vous nous parler du contexte et de votre sujet de recherche ?

Nicolas Pirus : Le lien entre botanique et colonialisme est apparu progressivement dans ma pratique. J'ai toujours été intéressé par la botanique, les plantes, les serres, les jardins et les herbiers m'ont toujours fasciné. Au cours de mes recherches, je me suis demandé comment tous ces éléments étaient construits, et surtout pourquoi. Petit à petit, en regardant l'histoire des objets et des lieux, j'ai déterminé un lien entre la botanique et le colonialisme. C'est un lien assez fort historiquement, puisque la création de la botanique est liée au colonialisme, aux grands voyages, et se nourrit de toutes les missions coloniales qui réunissaient des chercheurs et des botanistes en appui à la Compagnie des Indes, ou des missions d'exploration pour collecter un ensemble de connaissances sur les plantes afin de les répertorier et de les archiver, de constituer une matrice qui servirait de réservoir d'informations pour planifier les politiques coloniales.  

JH : D'un point de vue historique, quelles étaient les méthodes utilisées lors de ces missions coloniales ? Par exemple, dans votre premier film, vous parlez de Michel Adanson, alors combien de siècles avez-vous remonté dans l'histoire ?

NP : Michel Adanson est bien du XVIIIe siècle - il est arrivé au Sénégal en 1748. Son arrivée marque le début de l'histoire des missions botaniques françaises au Sénégal. Adanson est le premier botaniste français à venir répertorier les plantes selon les méthodes de classification scientifique occidentales. Ce qui me paraît particulièrement intéressant, c'est la raison pour laquelle il est venu au Sénégal : il y est allé avant tout par ambition personnelle, souhaitant se faire un nom dans l'histoire de la botanique, le climat sénégalais ayant démotivé un grand nombre de naturalistes. Au moment de son départ, il travaille dans le jardin du roi. Louis XV soutient l'ambition du voyage mais ne le finance pas - Adanson part à ses frais, puis parvient à obtenir un modeste poste à la Compagnie des Indes, impliquée dans le commerce des plantes et des cultures coloniales.

JH : En parlant de votre premier film, vous avez dit qu'il vous avait permis de démêler les questions relatives aux missions botaniques coloniales que vous vouliez explorer. Quelles sont les questions que vous aimeriez explorer dans votre prochain film ? 

NP : Oui, c'est mon premier film de recherche où j'ai commencé à décortiquer cette histoire pour la comprendre, en particulier l'histoire de Michel Adanson. De plus, un grand nombre d'herbiers collectés et compilés lors de ces missions sont aujourd'hui disponibles en ligne sous forme numérisée auprès d'un assez grand nombre de musées d'histoire naturelle. Le libre accès donné par ces institutions à leurs collections accumulées pendant la colonisation a le potentiel de mettre en lumière les implications des missions coloniales - je ne savais pas si j'allais pouvoir les étudier. Le libre accès à ces documents anciens a bien sûr de nombreuses implications, car il permet de découvrir des parties très problématiques de l'histoire. Je me suis également intéressée à l'histoire des phosphates de Taïba au Sénégal. Dans les archives de l'IFAN (Institut Fondamental d'Afrique Noire/Musée Théodore-Monod d'art africain à Dakar), j'ai trouvé une photo que je mentionne dans mon film, une photo montrant un homme présentant une plante et la légende - "Plante textile susceptible de remplacer le chanvre" - indiquant qu'il s'agissait de plantes textiles susceptibles de remplacer les plantations existantes. Dans cette photo, j'ai tout de suite vu l'intérêt colonial pour cette plante qui n'est évoquée que sous l'angle de son exploitation. L'objectif de ce premier projet était de rassembler ces éléments afin de reconstituer les liens et les enjeux des missions botaniques, et donc leur histoire, qui s'étend sur plus de deux siècles.

JH : Il y a cette idée que nous avons trouvé une terre "vierge" sur laquelle nous pouvons faire des expériences agricoles. Et il me semble que le titre du film - Simples Essais - est assez significatif à cet égard. 

NP : Le titre, Simples Essais, est la contraction de deux noms désignant deux types de jardins. Dès le Moyen Âge, il existait des jardins où l'on cultivait des plantes dites "simples" à des fins médicinales. Les jardins dits "d'essai" étaient des jardins coloniaux où l'on expérimentait l'acclimatation et le potentiel des plantes cultivées coloniales. L'objectif était de rendre ces plantes plus résistantes, plus productives et plus exploitables. La contraction de ces deux noms me permet de souligner la manière dont la botanique a été présentée comme une discipline innocente, qui n'aurait fait que de simples essais - alors que, finalement, ces essais ont toujours été réalisés dans le but non seulement de répertorier les plantes, mais aussi de les exploiter en tant que ressource. Le titre fait donc référence au double usage des jardins.

JH: Lors de nos discussions, vous m'avez dit que la botanique était utilisée à des fins apparemment militaires ?

NP : C'est exactement ce sur quoi j'ai travaillé pendant ma résidence. J'ai essayé de diviser l'histoire des missions botaniques françaises en trois périodes. Le début, avec Adanson, une sorte d'innocence des missions botaniques. La deuxième partie concerne plutôt la colonisation agricole qui a eu lieu au Sénégal à partir de 1818, après l'abolition de la traite des esclaves imposée par les Anglais, et dans le contexte de la défaite de Napoléon. Les autorités royales sont confrontées à la question de savoir comment rentabiliser ou continuer à exploiter les colonies, et surtout comment continuer à tirer profit de l'esclavage en renonçant à la déportation des esclaves. C'est alors qu'est né le projet politique de déplacer les cultures là où les esclaves avaient été déportés, c'est-à-dire en Afrique de l'Ouest, et de continuer à planter des cultures coloniales dans ces territoires afin de continuer à les exploiter. C'est la partie sur laquelle j'ai travaillé pendant ma résidence, autour de l'histoire de ce projet de colonisation agricole. Il est assez frappant de lire dans les rapports et les écrits de l'époque que les missions botaniques et culturales ont vraiment été envisagées dès le départ comme une stratégie d'occupation militaire. Le baron Roger, l'administrateur français qui a orchestré cette colonisation agricole, disait que la guerre ne devait pas se faire avec des canons mais avec des pioches. Et le vocabulaire militaire qui revient régulièrement dans ses écrits montre que les expériences agricoles ont été conçues dans une optique militaire et souvent confiées à des militaires. 

JH : Revenons à la figure du Baron Roger, et en particulier à cette demeure, sa " folie ", à Richard-Toll dans le nord du Sénégal, où vous vous êtes rendu pour faire une partie de votre tournage. 

NP : La folie du baron Roger est une ferme expérimentale, conçue par le baron Roger et le jardinier Jean Michel Claude Richard. C'est à partir de cette ferme que la plupart des essais d'implantation et d'exploitation des plantes coloniales ont été réalisés - elle est devenue une base. Ce qui est intéressant, c'est qu'un peu plus tard dans l'histoire, ce site est devenu un site militaire, et a même été un temps le fort de Louis Faidherbe. C'est un exemple concret d'un espace construit pour l'expérimentation botanique, mais qui a pris un usage et une dimension militaire, effaçant complètement l'innocence de l'expérimentation botanique.

JH : Ce que je trouve également intéressant, c'est la relation avec la nature. Il y avait cette double relation entre la préservation - avec le fait de collecter, de préserver, de classer et d'identifier. Mais en même temps, il y a un aspect de prédation. Préservation et prédation sont deux choses qui semblent opposées, mais qui ont été tout à fait concomitantes dans la mise en place des missions botaniques au cours des siècles.

NP : Oui, ce qui soulève la question de savoir pourquoi les scientifiques occidentaux ont voulu préserver ou archiver. S'agit-il vraiment de préserver les plantes ? Ou s'agit-il de préserver des ressources exploitables ? Si Michel Adanson présentait encore ces collections comme innocentes, avec l'arrivée du baron Roger et de Jean Michel Claude Richard, il n'est plus question de conservation, mais de production. Au 19e siècle, il apparaît clairement que derrière le baron Roger et Jean Michel Claude Richard se cachent des militaires politiques.

JH : Parlons du film sur lequel vous travaillez en ce moment et qui sera présenté en septembre au Fresnoy, en France. Dans Simples Essais, que vous venez de présenter, vous utilisez Michel Adanson comme une marionnette et vous racontez son histoire. Envisagez-vous de faire de même avec le personnage du baron Roger ? 

NP : Oui, il s'agira d'un film en grande partie en animation 3D, dont une grande partie sera reproduite à partir d'archives d'époque. Les plantes présentées dans le film sont modélisées en 3D à partir de planches botaniques collectées entre le dix-huitième et le dix-neuvième siècle, par Samuel Perrottet entre autres, un botaniste contemporain de l'époque qui est au centre de mes recherches. Une partie du film se déroulera dans le décor de la folie du baron Roger, aujourd'hui en ruine, qui a été entièrement scannée en 3D. 

JH : Au fait, quelle était l'idée à l'origine de ce bâtiment, pourquoi l'avoir construit de manière aussi grandiose ? 

NP : Je pense que le baron Roger était un véritable phénomène ; il semble vraiment avoir été un mégalomane ! Ce qu'il faut dire aussi, et peut-être ne l'a-t-on pas dit, c'est que ces expériences agronomiques ont généralement été des échecs du point de vue des autorités françaises. Il me semble qu'il n'y a eu qu'une ou deux années où cela a marché. Le baron Roger en a profité pour se faire construire ce château. Je pense que cela met également en évidence les motivations et les ambitions personnelles qui se cachent derrière ces projets. Ce qui m'a frappé chez le baron Roger, c'est qu'il n'était pas du tout agronome. Il n'avait rien à voir avec l'agriculture avant d'arriver au Sénégal, mais quand on lit ses écrits, on a l'impression qu'il connaît tout sur le sujet. Il donne l'impression de pouvoir manier lui-même les charrues. C'est très curieux, cette passion soudaine - et l'apparition rapide de ce château témoigne de son ambition de s'intéresser à l'histoire et à la politique des missions coloniales.

JH : Et pourquoi toutes ces missions ont-elles été essentiellement des échecs ?

NP : Les raisons sont multiples. D'une part, le Sénégal présente des conditions environnementales et un relief complexes qui, comme je l'ai dit, ont dissuadé de nombreux explorateurs et administrateurs coloniaux de s'y installer. Le fleuve Sénégal est salé jusqu'à des niveaux très élevés, et la terre est donc difficile à cultiver. D'autre part, le projet colonial a échoué à cause de l'idée que les cultures seraient faites par des hommes libres - les esclaves devaient être remplacés par des hommes qui cultiveraient de leur plein gré, selon les autorités coloniales, ce qui n'a pas été le cas. De plus, ces expériences se déroulent en territoire Walo, le royaume au nord du Sénégal qui est alors en conflit avec les Maures du Trarza. L'administration coloniale s'est beaucoup appuyée sur ces conflits entre le Walo et le Trarza - le traité signé n'a pas été respecté, et après une série de retournements d'alliances, le Walo et le Trarza se sont alliés contre les colons français. 

JH : C'est ce qu'on a vu dans votre premier film, c'est-à-dire qu'il y a des moments où on voit vraiment la plante telle qu'elle pourrait être, analysée dans un rapport voyeuriste avec la plante. Et puis, tout d'un coup, on passe de séquences où la plante est statique à des moments où on lui redonne du mouvement, mais de manière totalement désordonnée. On leur redonne le pouvoir dont elles ont été en quelque sorte dépossédées. 

NP : Je pense qu'il y avait un désir de raconter l'histoire de telle manière que les plantes ne soient pas simplement des objets dans l'histoire, mais qu'elles soient perçues comme des personnages racontant leur propre version de l'histoire. La re-modélisation en 3D nous permet de les extraire de la planche botanique sur laquelle elles sont fixées et de les transposer dans un espace numérique où de nombreux mouvements sont possibles. Et en même temps, il y a toute cette projection anthropomorphique sur ces plantes, une projection totalement imaginaire. Tout cela fait partie de la question de savoir comment donner corps et vie à ces personnages. Grâce à l'animation, j'ai commencé à contrôler les zones de déformation, la façon dont le squelette agit sur la déformation de la plante. En liant numériquement les deux, des décalages apparaissent. C'est vrai qu'il est très important pour moi de montrer toutes les résistances à cette histoire de colonisation agricole. D'une part, prenons la résistance que les plantes elles-mêmes ont exercée en refusant de croître et de prospérer. Symboliquement, il y a là quelque chose de très fort, et il y a aussi toute l'opposition des rois et reines du Walo aux puissances coloniales, aux différentes guerres et conflits, et comment ces résistances se sont conjuguées, ou en tout cas ont été simultanées, pour assurer l'échec global du projet de conquête agricole. 

JH : Dans le récit de ce nouveau film, vous proposez un lien entre cette histoire agricole coloniale et la situation actuelle à Richard Toll, où est basée la Compagnie Sucrière Sénégalaise. Pouvez-vous nous en parler ? 

NP : Ce lien vient de l'interrogation sur ce qu'il reste de cette histoire aujourd'hui. Qu'est-ce qui existe encore à Richard-Toll et qu'est-ce que ces expériences ont produit ? Richard-Toll reste une région agricole assez importante au Sénégal, avec plusieurs grands projets de riziculture et de canne à sucre. Le développement de ces projets agricoles s'est en partie appuyé sur des expériences menées au 19ème siècle, il y a donc une réelle continuité dans l'histoire agricole de Richard-Toll. La Compagnie Sucrière Sénégalaise (CSS) exploite plus de 9 500 hectares de terres et a un impact important sur la région, notamment en termes d'utilisation de l'eau du lac de Guiers, de dégradation des sols et de pollution. La CSS recherche des rendements très élevés, ce qui a un prix, que la nature paie. 

JH : Lors de vos visites à Richard-Toll, vous avez rencontré de nombreuses personnes - c'était l'un des objectifs de votre résidence, d'interviewer les agriculteurs de Richard-Toll.

NP : Oui, en effet. J'ai rencontré des groupes d'agriculteurs basés à Tiago, près de Richard-Toll, qui cultivent du riz et commercialisent des produits maraîchers. Aujourd'hui, nous avons beaucoup parlé des principes de l'agriculture, de leur articulation avec la CSS et de la gestion de l'eau. Qu'est-ce que cela signifie de cultiver la terre quand il y a une énorme industrie à proximité qui pompe tellement d'eau qu'il devient difficile de partager cette ressource ? Un échange en particulier a été très intéressant, avec Yaya Dia, agronome retraité de la SAED, une organisation qui appuie les agriculteurs de la région dans la culture du riz et du maraîchage, la mise en place de calendriers et la mutualisation des moyens agricoles. Cet ancien agronome m'a raconté son arrivée à la SAED dans les années 80, lorsqu'il a été affecté aux archives pendant trois mois. Il a parcouru les archives, même celles de l'époque du Baron Roger. Il a ensuite utilisé ces données et ces informations pour comprendre ce qui n'allait pas, pour repenser la planification agricole et pour améliorer les rendements.


JH : Il y a donc eu à la fois une emprise coloniale sur le territoire et, en même temps, un succès avec la création du CSS. Certaines cultures se sont donc réellement implantées ?

NP : Il a fallu un siècle pour que cela fonctionne vraiment, pour tout un tas de raisons, notamment parce qu'on a construit des barrages sur le fleuve Sénégal pour empêcher la remontée de l'eau salée, parce qu'il y a eu beaucoup d'expérimentations. C'est aussi ce que j'ai découvert pendant ma résidence, comment l'agriculture de la région a été reconstruite à partir des années 50, en commençant par l'expérimentation rizicole, qui a été menée un temps par des organismes d'Etat pendant la période coloniale, puis par l'Etat après l'indépendance, et qui est passée ensuite à des organismes privés comme la CSS. Comment est-on passé d'une entreprise ou d'un projet géré par l'État à la délégation de ces cultures à des entreprises privées qui en tirent beaucoup d'argent ? Parallèlement, des expériences ont été menées avec la canne à sucre. La culture du riz n'était pas assez rentable à un moment donné. Il est également très intéressant de voir comment le renouveau du projet agricole de Richard-Toll s'est reconstruit dans les années 1950. L'agriculture a continué, mais pas avec les mêmes enjeux, pas avec les mêmes perspectives, pas par les mêmes personnes. C'est ce que j'ai trouvé intéressant dans la transformation de ce territoire. 

Nicolas Pirus présentera son prochain film au Fresnoy en septembre, dans le cadre du programme d'études (Vera Molnár classe 2023-2025).

 
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