Métamorphose de Dakar : Histoire et récits d'une ville de contrastes

Table ronde : Mbaye Diop, Annie Jouga, Carole Diop & Nzinga Mboup, Matthieu Jaccard

Date de l'événement : 9 février 2023 à 19 heures

 

MÉTAMORPHOSE DE DAKAR : 

HISTOIRE ET ANECDOTES D'UNE VILLE DE CONTRASTES

Mbaye Diop, Annie Jouga, Carole Diop & Nzinga Mboup, Matthieu Jaccard / Modéré par Jennifer Houdrouge.

9 février 2023

Jennifer Houdrouge: Cette table ronde est organisée dans le cadre de l'exposition de Mbaye Diop, intitulée Balle de Match, qui a lieu à Selebe Yoon suite à sa résidence de deux mois. L’objectif de cette rencontre est d’avoir le regard d'architectes, de chercheurs, d'historiens de l'art sur les sujets soulevés dans l’exposition de Mbaye Diop et partager nos réflexions autour de l'architecture de Dakar. Balle de Match prend comme point de départ l'architecture de Dakar à travers une série de films, d'animations, de dessins et de peintures. Mbaye s’intéresse aux confrontations architecturales qui peuvent exister dans Dakar: entre des formes traditionnelles, des modèles infligés par l'histoire coloniale et la bétonisation de la ville. Le symbole du match de tennis est utilisé dans son travail pour évoquer l'état de compétition qui habite la ville. Basé à Genève, Dakar reste le sujet principal dans son travail. Mbaye, quelle était l'importance d'aborder, de questionner et d'étudier l'histoire architecturale de Dakar ? Pourquoi aborder cette ville dans ton travail ?  

Mbaye Diop: The starting point for this reflection began, if I'm not mistaken, in 2010, when I graduated from the École des Beaux-Arts in Dakar. My dissertation was about waste management in the urban space of Dakar. I worked on this subject for four years, thinking about why there is so much rubbish in Dakar, why the city is under pressure from all the rubbish, all the piles, all the unfinished business. I wanted to see how the city behaved by studying Dakar's rubbish, by going around the different districts of Dakar. I'd look at the rubbish and pick out anything that seemed interesting in the rubbish of each neighbourhood to see the standard of living of these people. I was particularly interested in shoes. For example, in Almadies, shoes thrown away in the rubbish would not be the same form of expression as shoes thrown away in Pikine. And I studied the graphic evolution, how long those shoes had been worn, how many people had used them, which led to the exhibition just afterwards at the Blaise Senghor Cultural Centre on the theme of worn shoes. So, in the end, it's not a new theme. Matthieu suggested I do this work on architecture because he'd seen the film Colobane. Colobane, because I used to live in that district and when I was still at the École des Beaux-Arts, I got my first mobile phone so I could film and take photos. Every time I went to Colobane, I'd take photos and make bits of film. When I arrived in Switzerland, I wanted to make a film about Colobane, because it's a place that means a lot to me. I made the film during the Covid period, and the emphasis was on the dynamic aspect of this market, its transformation, its organic side. For me, the Colobane market is like the architecture of Dakar, which changes all the time, where nothing is fixed. It goes back to my early research into waste management in Dakar, elements that are present in the urban décor, where you often find piles of rubble in front of a building, or piles of rubbish. Which means that nothing is finished, nothing is finished, nothing is finished. Everything is continuous. I often compare it to Heraclitus' saying that everything moves, everything becomes. For me, Dakar is really a city in the making. It's like modelling clay, and anyone can give it the shape they want. 

Jennifer Houdrouge: C'est très intéressant parce qu’il y a une vraie approche sensible vis-à-vis de la ville. Cette idée de chantier perpétuel me fait penser aux débris récupérés du bâtiment historique de la maternité “Le Dantec” qui a été détruite au cours de ta résidence. Ça soulève la question de ce patrimoine et de la préservation du patrimoine. Annie, voulez-vous rebondir là-dessus, avec un regard d’architecte ?

Annie Jouga: C'est vrai, la ville, ça bouge. Il y a quelque chose qui fait l'identité de Dakar. Et c'est peut-être pour ça qu'il faut qu'on se réveille, pour que cette identité demeure. L’identité de Dakar, c'est une succession de plusieurs choses qui viennent se mettre les unes à côté des autres et qui se respectent. Je veux dire qu'on peut trouver dans Dakar plusieurs histoires, et il faut aller peut-être les chercher, mais elles existent. Carole et Nzinga en parleront mieux que moi sûrement, des premières traces de la ville de Dakar avec l'histoire des quartiers traditionnels, qu'on appelle Penc. Et là-dessus, l'administration coloniale est venue se greffer pour quadriller la ville. On voit des successions d'histoires, d'architectures qui s'entrelacent, qui se respectent et qui se parlent - et je crois que c'est ça qui fait la ville. C'est pas tant le chaos que ça. Je pense qu'il y a des endroits chaotiques, il y a des moments chaotiques, mais à Dakar, par rapport à beaucoup d'autres villes, on a la chance d'avoir cette histoire présente. C'est vrai qu'elle peut disparaître, mais je ne pense pas qu'elle disparaisse comme ça. Il y a une réflexion que nous devons tous faire. Les créateurs que nous sommes, les concepteurs que nous sommes, comment nous sommes dans cette ville. Ce n'est pas une histoire de Sénégalais, ce n'est pas une histoire de Dakarois, c'est une histoire de la ville. Mais il y a aussi des désastres plus importants. Je me souviens des professeurs qui nous racontaient l'histoire en Belgique: on traitait les architectes de crétins après la guerre, parce qu'il y avait un courant d'architectes belges qui avaient décidé qu'il fallait tout démolir. Donc ce n'est vraiment pas une histoire sénégalaise, c'est une histoire en général. On trouve ces problématiques partout. Il faut qu'il y ait une vision, des visions politiques qui soient associées avec des professionnels le plus large possible, pas simplement les architectes, parce que la ville n'est pas faite par les architectes mais aussi par bien d'autres personnes. On nous jette toujours la pierre en disant que c'est les architectes. La ville est heureusement faite par bien d'autres. Donc tous ces gens doivent contenir cette vision, et faire en sorte que, effectivement, l'identité existe pour les générations à venir.  

Jennifer Houdrouge: Vous avez dit quelque chose que je retiens car c’est en lien avec les conversations qu'on a eues hier. Le fait de décrire la ville comme un espace chaotique, dans des termes considérés comme péjoratifs. Quelle lecture peut-on avoir de la ville, notamment à travers le regard de personnes n'étant jamais venues à Dakar ? Comment peut-on discerner les habitats traditionnels tels que les Penc, des espaces irréguliers et indésirables ? Carole et Nzinga, pourriez-vous nous parler de ce qu'est le Penc et pourquoi il est important ?  

Carole Diop: Je vais rebondir un peu aussi sur ce que Mbaye a dit. Je sens que dans son travail, l'observation, c'est quelque chose de très important. Justement, l'observation, c'est ce qui nous a conduit à la recherche qu'on mène depuis 2019 qui s'appelle DAKARMORPHOSE. En se baladant dans la ville on découvre les espaces - on s'est intéressé à ces Penc, que je vais résumer en les décrivant tels des villages traditionnels des Lébous, mais c'est bien plus que ça. Un Penc, c'est l'endroit où se réunit la communauté. On pourrait dire qu'actuellement, là, on forme un Penc. Par exemple, si je prends le cas du Penc de Mbot, ce sont des descendants d'un ancêtre commun qui ont fondé ce Penc. Chaque Penc est lié à une famille en particulier. On s'intéresse à ces espaces en se posant la question de comment est-ce que la ville a évolué autour de ces structures et comment ces structures constituent des poches de résistance urbaines et sont une forme d'urbanité africaine importante, qui est présente et qui reste en place. Et quels sont les mécanismes aussi qui font que ces Penc restent en place, même s'ils sont bien réduits aujourd'hui.  

Nzinga Mboup: Carole et moi, nous sommes sénégalaises. Je n’ai pas grandi ici, Carole a grandi ici, et nous avons toutes les deux étudié à l'étranger. Avant la réouverture du CUAD et d’une autre école privée, il n'y avait pas d'école d'architecture à Dakar pendant longtemps. Nous sommes dans un contexte où de nombreux architectes ont étudié à l'étranger, et qui, hormis l'expérience personnelle de la ville, ne comprennent pas la ville en tant que professionnel. Donc je pense que nous avons été, et moi particulièrement à mon retour au Sénégal, animé d'un désir de vouloir comprendre la ville d'un point de vue urbain, d'un point de vue architectural. La communauté des Lébous nous intéresse, étant considérée comme le peuple indigène de Dakar. Il est surtout très intéressant de voir que les origines des 12 Penc sont ici au Plateau, considéré comme le centre-ville de Dakar. A travers notre recherche, on tente d'imaginer ce à quoi ressemblait le Plateau et son évolution à travers les années. Nous vivons sur différents processus de transformation, comme l'histoire de tout Dakar - car des 12 villages originels, 6 sont restés dans le Plateau et 6 ont été déplacés à la Médina, à la suite d'une décision politique de ces migrations spatiales en 1914. Et par la suite, on voit que les migrations continuent dans la ville. Les gens de Fann Hoc ou Colobane sont issus du Penc de Hock, qui, le dernier emplacement, est sur l’avenue Lamine Gueye. Et avant, ces derniers étaient issus du village de Tan. On voit que ces migrations continuent, et ça crée un fil conducteur dans la ville. Et je pense globalement, au sujet de l'idée de la ville de Dakar comme chaotique, c'est que lorsqu'on continue à s'intéresser à l'histoire de la ville de Dakar, sa planification, son évolution, son extension, il y a quand même eu une forme de planification urbaine. En tout cas, ça répond à certaines logiques d'urbanisation dont on peut apprendre. Je prends l'exemple des SICAP dans le contexte d'un autre projet, “Habiter Dakar”, qui montre un intérêt pour la question du logement. L'histoire territoriale des SICAP et des SN-HLM, par exemple, nous informe sur une grosse partie de la ville, qui va du centre vers le nord. Lorsqu'on s'intéresse aux différents territoires de Dakar, on peut lire une histoire, une logique. Certes, dans les processus d'évolution toujours en cours, je pense qu'on peut constater que les architectes sont encore très peu présents. On est dans un pays avec moins de 300 architectes en exercice, enregistrés à l'ordre. Donc ça pose aussi la question, bien sûr, de la place qu'on peut avoir. Mais je pense que pour les architectes basés ici, comprendre la ville est quelque chose de très important. Ces travaux de recherche et d'histoire nous permettent de le faire et j'espère contribuer à la responsabilisation des architectures vis à vis de leur environnement.  

Jennifer Houdrouge: Matthieu, you're based in Lausanne and the various events you've organised are called "Learning from Dakar". What's in it for you, living in Switzerland, to learn from Dakar ? What have you learnt from Dakar ? 

Matthieu Jaccard: C'est la première fois que je viens à Dakar. Jennifer, tu as a parlé de Daniel Sciboz - c'est un ami qui connait très bien Sénégal à travers des liens familiaux, il a notamment enseigné une année à Sup'imax, et il enseigne dans différentes écoles en Suisse dans le domaine du média design, et notamment à la HEAD de Genève. Quand il est venu à Dakar enseigner pendant une année, il a rencontré de nombreuses personnes de la scène artistique et du milieu architectural. Il a vu le travail de Carole Diop et Nzinga Mboup, DAKARMORPHOSE. En Suisse, entre 2000 et 2010, il se trouve qu'il y a eu deux Prix Pritzker: Herzog & de Meuron et Gert Zumthor. Il y avait une sorte de grande vogue de l'architecture suisse au début des années 2000. La Suisse s'intéressait à ce qui se faisait à différents endroits du monde. Il y a un institut de recherche fondé par l'école politique fédérale de Zurich, le Studio Basel, avec à la tête de ce studio Pierre de Meuron. Ce studio a étudié les grandes villes du monde, parce que c'est un sujet qui ne touche pas la Suisse, mais en même temps, les villes grandissent à travers le monde et nous, en tant qu'architectes, ça nous intéresse de prendre part au débat. Il y a eu plusieurs semestres dans différentes villes du monde, à chaque fois des mégapoles : Nairobi, Le Caire, Mumbai, etc. De tout ça est né un ouvrage, African Modernism, piloté par l’architecte Manuel Herz. Daniel Sciboz, quand il est venu à Dakar, a pu voir DAKARMORPHOSE, mais qu'il a vu aussi au Goethe Institut African Modernism. Cette expression, déjà entendue en Suisse, est véhiculée par des chercheurs suisses aux étudiants suisses - mais ces recherches n’arrivent jamais aux villes où elles ont été réalisées, comme Dakar ou Nairobi. C'était le début du projet “Apprendre de Dakar”, le retour de Daniel Sciboz de Dakar en Suisse. On s'intéresse beaucoup à la question de la relation entre la Suisse et le colonialisme. Ça fait une quinzaine d'années que c'est un sujet qui est de plus en plus débattu en Suisse. Il y avait cette idée que la Suisse n'a pas d'accès à la mer. Ce n'est pas comme la France, ce n'est pas comme la Grande-Bretagne. La Suisse, depuis très longtemps, c'est les banques, les grandes entreprises, les mercenaires. Mais la Suisse a pleinement participé à la question coloniale. À cet arrière-plan, Daniel Sciboz m'a proposé de mettre en place une série d'événements qui réunit des architectes et des artistes de Dakar. Et c'est pour ça qu'on a invité, pour commencer, Carole Diop et Nzinga Mboup. Ensuite, on a invité l'École des Mutants, ce collectif fondé à Dakar par Hamedine Kane et Stéphane Verlet-Bottero. Ils travaillent notamment avec Oulimata Gueye qui avait mis sur pied l’exposition “UFA - l'Université des Futurs Africains” à Nantes. Puis, on a invité Mbaye Diop pour une performance parce qu'on a vu son film Colobane. Tout d'un coup, il y avait une série de protagonistes qui disaient des choses très intéressantes d'une ville qu'on connaissait de nom, mais pas vraiment. Et donc après l'invitation qui a été faite à Carole et Nzinga, on a fait cette invitation à l’Ecole des Mutants. Et ce qui était amusant, c'est que tout d'un coup, on a vu qu'il y avait énormément de liens entre la Suisse et le cinéma de Djibril Diop Mambéty. Les deux derniers films de Mambéty, La petite vendeuse de soleil et Le franc, ont été produits par une Suissesse. Et le chef de la caméra pour Touki Bouki est Contras’ City, aussi suisse. On a pu inviter de nombreuses personnes à Lausanne, c'était une sorte de moment fort par rapport à cette question de ce qu'on pouvait apprendre de Dakar. La recherche DAKARMORPHOSE, j'en parle tout le temps, parce que cette idée de dire qu'il y a un patrimoine très colonial qui existe à Dakar, dont on avait assez peu parlé, qui est tellement brillamment valorisé par ses études, je pense que c'est quelque chose qui nous permet d'apprendre beaucoup.  

Jennifer Houdrouge: Ce qui est intéressant, à partir de nos discussions, c’est d'apprendre que, par exemple, le Musée Dynamique de Dakar est une reproduction, d'une certaine manière, du musée qui est à Neuchâtel, c'est ça ?

Matthieu Jaccard: Oui, disons que cette histoire, c'est la question de la place de la Suisse dans le monde. La Suisse, c'est les organisations internationales, c'est 8 millions de personnes, c'est Nestlé, c'est 33% du pétrole mondial qui est négocié à Genève, c'est l'affaire de SIM, une grande entreprise de béton basée en Suisse. Et la Suisse, c'est aussi des organisations internationales, c'est l'UNESCO, (la Société des Nations se trouvait à Genève avant que l'ONU, après la Deuxième Guerre mondiale, trouve son siège à New York) et qui dit organisation internationale, dit aussi expertise. Il y a beaucoup d'experts, d'expertes de nationalité suisse, qui se sont retrouvés à différents endroits du monde au moment de la décolonisation, notamment au Sénégal. Le principal conseiller de Senghor au moment de l'indépendance, par rapport à la question culturelle, c'était un Suisse qui s'appelle Jean Gabus, directeur du musée d'ethnographie de Neuchâtel.

Jennifer Houdrouge: So that would imply that Dakar was a laboratory for architectural and urban experimentation, which leads to the next question: Is there an identity for Senegalese architecture ? Annie, I know that through your teaching, you have worked to ensure that students can develop a model that is specific to Dakar, and that they unlearn in a way the models they learnt abroad. 

Annie Jouga: The city of Dakar has an identity. And within that identity, there are architectures that stand side by side. It's not Senegalese architecture, it's the architecture of the city of Dakar. A city's identity is made up of a number of things that come together and create an osmosis. It ranges from the few rare cheese vendors in Dakar, inherent to the peninsula, to the colonial house, to the Selebe Yoon building dating from the 1940s, to all the 20th century architecture of the large housing estates. The Place de l'Indépendance is the identity of Dakar. The SICAPs are the city's identity. The SICAPs date from the 1950s. That's the identity of the city of Dakar. Senegalese architecture - let's call it traditional architecture - can also be found in Senegal. In the 70s and 80s, there was an architecture based on what was neither defined nor codified, but which was a philosophical principle enunciated by President Senghor, "asymmetrical parallelism". And everyone wanted to know what it was, what asymmetrical parallelism was. To define it, asymmetrical parallelism is not an architectural principle, it's a way of being. It's a way of being ourselves, both in architecture and in other cultural fields. Senghor created this concept and architects in the 1980s tried to express it in one way or another - resulting in many of the buildings found at the University of Dakar: the amphitheatres, the library, the archives, the CICES that everyone talks about. There were other buildings, some of which have been demolished, notably that of the Department of Urban Planning and Housing on Avenue Roosevelt. It's a trend that has tried to become the "Senegalese architecture". What we're supposed to teach our students, first of all, is to look at what's going on around them, in Senegal and then elsewhere, far beyond. I don't think we should focus them on that, but rather direct them towards research, both in laboratories and in the most appropriate material, which will correspond or respond more to a form, a way of living and a way of being. I don't think we can talk about Senegalese architecture, because it's so reductive to look only at our little Senegal, which is a very recent invention, too recent, to make an architecture out of it. 

Nzinga Mboup: Je trouve la discussion autour de l'identité architecturale sénégalaise très intéressante, parce que tu es une architecte qui pratique, et ça m'interpelle énormément. Et effectivement, je suis contente d’en parler. Je pense à l'effort le plus singulier de vouloir définir une architecture sénégalaise. Je l'ai vu dans la loi d'urbanisme de 1978, qui parle de plusieurs choses assez intéressantes. Le parallélisme asymétrique, certes, est à interpréter, mais je le comprends comme une question de rythme, une géométrie un peu différente, qu'on pourrait retrouver aussi en musique, et pas que dans l'architecture. Il y a d'autres éléments qui parlent de ce texte de loi, dont les architectures d’éléments architecturaux d'inspiration soudano-sahélienne. Je l'ai toujours lu dans un premier temps, interprété, comme des références très stylistiques. Il y avait plus de prescriptions, même sur la couleur, pour les couleurs des bâtiments, qui devaient être des couleurs terre ou du Sahel. Et quelqu'un m'a fait remarquer, bien après, qu’il y avait une forme de volonté d'avoir une architecture bio-climatique dans ce texte. C'était leur interprétation, parce que soudano-sahélien, c'est une continuité climatique. Dans l’exposition, de voir les débris de la maternité Le Dantec donc sa destruction, c’est un drame pour plein de raisons sur lesquelles on peut débattre. Le fait de voir le gravat et de voir un tas de béton, et de voir tous ces bâtiments, anciens, détruits, dont on parle maintenant, et de penser à leur matérialité devenant juste béton, et simultanément Mbaye qui parle de déchets de la ville, et de sa transformation, des déchets de ces bâtiments. Que deviennent-ils, qu'est-ce qui se passe lorsqu'on détruit un bâtiment en béton, en tarpin, de ciment ? Que deviennent tous ces gravats ?  

Carole Diop: Je voudrais juste rebondir sur la question de la ville comme terrain d'expérimentation. À mon sens, oui, Dakar l’a été parce que beaucoup d’architectes qui ont construit des bâtiments au début du XXe, les premiers bâtiments de la ville - la Chambre de Commerce, la Préfecture qui était la première école de garçons, l'Hôtel de Ville, le premier Palais de Justice qui est aujourd'hui le Ministère des Réformes étrangères - c'est beaucoup d'architectes qui venaient de France, qui étaient soit sortis d'école, soit ayant séjournés en France et qui venaient expérimenter ici. Mais je vais rejoindre ce que disait Annie, c'est-à-dire qu'on est dans une ville où on a la chance d'avoir une richesse en termes de styles architecturaux. On peut passer d'une maison de commerce à Kermel à un bâtiment de style empire, comme l'Hôtel de Ville, à une tour, comme la tour de la BCEAO ou l'immeuble du Fayçal.

Jennifer Houdrouge: Tout à fait, et je pense que c'était l'objectif de cette exposition, de proposer une déambulation à travers des bâtiments, à travers des quartiers, à travers même des bâtiments qui ont été détruits, et représentés dans une forme fantomatique. Mbaye, comment le tennis t’es venu comme une image pour parler de l'architecture ?  

Mbaye Diop: So, in relation to this tennis metaphor, when I started thinking about this subject, the first documents I consulted mentioned where the colonists had settled in Senegal and I wanted to see their activities. From an architectural point of view, I realised from consulting these documents that the first forms of construction were constructions imported from France. These were typical French building styles to facilitate, I wouldn't say integration, but the well-being of all these French civil workers. That's the first element. The second element is their workspace, which was concise or laid out according to a French model. And the third element is the discotheques or bars that these people frequented, also designed according to a French model. And finally, the fourth element was the tennis court. These people had a tennis court where they could play, where they could practice this sport. Before they arrived, there was perhaps already an architecture, a way of living or a way of building that existed. So how are these two elements going to live together ? Perhaps there will be competition between these two forms of architecture. We might use the term indigenous architecture and colonial or modernist architecture, whatever you want to call it. I've started to insert this metaphor of competitive tennis. I observed Dakar and around a building built during the colonial era, especially near the markets, there are several ephemeral constructions that are grafted onto these architectures. It's as if they're all gathered around a big tree. The most illustrative example is the Kermel market. There's the building, which is quite imposing and very beautiful, and all around it there are ephemeral constructions made by the merchants or by people who want to find their place. This form of confrontation, this struggle, this form of exchange is like a tennis match where there isn't actually a ball. Everyone is trying to show that they are there, in a climate that remains fairly joyful. I used to walk around the city with my tennis racket and every time I saw someone I'd ask them "Can you play tennis here in the street ? And I'd photograph or film them, and then I'd redraw with as few lines as possible to accentuate the experience of the person's body expression or face. In Dakar, there isn't much space to play in. People are much more outdoors than indoors. So, does the way the house is built and the way it's laid out really meet our aspirations ? Why are we outside all the time ? Why don't we stay inside our homes ? 

Annie Jouga: J'ai été interpellée par le titre Balle de Match. Qu’est-ce que la balle de match au tennis ? Je ne joue pas au tennis, mais je crois que c'est la dernière balle qui déterminera le gagnant. Donc, je me demande qui gagne ?  

Jennifer Houdrouge: Oui, en plus, le titre évoque une fin qui est proche aussi. Ce qui est aussi intéressant, c'est que dans la plupart des œuvres, la balle est absente, ce sont des personnes en attente du jeu.    

Nzinga Mboup: Speaking of Dakar, which is spread out in an urban continuum, I think the boundaries are quite clear, simply from a geographical point of view. It's a rather particular form of peninsula, with lakes and marshes. So I think the expansion of the city is very much limited by its geography. I think that, from my point of view, it's very defined and very limited. And that's also to some extent the reason why the city is becoming increasingly vertical. I live in an R+5, and the R+5 building next door has just been demolished. I wonder what's coming next. It's not just low-rise houses that are being demolished now, it's buildings too. And I think that this should also prompt us to think about how this city is going to change, and how far it can go, because I think that its expansion is limited, in fact. Unfortunately, or fortunately. 

Annie Jouga: There are the outskirts of Dakar, Dakar is not Rufisque, Rufisque is not Guediawaye, Pikine is not Rufisque, and so on. Things are pretty circumscribed. And then we have natural boundaries, our corniches. And I think we can and must save this identity. The city has an identity. Because this identity is rooted in history. Today, we have to work on a different scale, we have to work vertically. And be part of this Dakar.  What is the Order of Architects doing ? It's true that the Order of Architects should have something to say, but I don't think it's just the Order of Architects, there are many individuals in associations. We always blame the baby on the so-called professionals - it's true that the Order of Architects doesn't play its part, I agree - but as individuals we all have to react too. Once again, the city is not just a matter for architects, it's a matter for everyone. If we think that demolishing the maternity of Le Dantec or the Sandaga market, or the CICES, which dates back to 1974, poses a problem, then everyone must be able to express their views in one way or another. It's not just the responsibility of the profession, particularly of the architects. Perhaps that's what's lacking in Senegal too. I don't really like to say civil society, but there are associations denouncing this land grab. All the baobab forests are being divided up, sold and bought. Baobab forests are part of our heritage, all the more so when you consider what they can contribute in terms of sustainability and climate. So we're seeing more and more of these associations, particularly on the Ouakam coast, and there are associations on all the coastlines. And when we demolish a building, in the same way, I think we should be able to talk to each other in groups. The networks here work very well, as they do all over the world. I mean, it's also an opportunity to express ourselves. It's true that not everything can be saved or safeguarded, but I don't know if you know, the whole area around the Place de l'Indépendance, the Ministry of Foreign Affairs that you mentioned earlier, all that is at risk of being demolished. There are some great foreign architects working on buildings that are due to be demolished. The same applies to Avenue Peytavin, where there are century-old cedar trees and military-style buildings all the way up to Sandaga. 

Matthieu Jaccard: Je pense que la force du travail de Mbaye Diop, c'est de montrer l’interaction entre la société et l'architecture. La DAKARMORPHOSE montre comment la forme des Penc, si j'ai bien compris, n'est pas qu'une construction, une manière de mettre en forme l'espace, mais aussi l'expression d'une complexité de relations internes d’une société. Je travaille sur la question des associations d'architectes, comme L'Union internationale des architectes, née à Lausanne en 1948. Aujourd'hui, c'est une association qui représente des centaines de milliers d'architectes à travers le monde, parce que chaque personne membre d'une association d'architectes devient membre de cette union internationale des architectes. Et à Dakar, il y a 300 personnes qui peuvent être représentées par cette association. Ensuite, dans une école comme celle de Lausanne, il y a 300 personnes par an qui sortent avec un titre qui leur permet de participer aux compétitions internationales. Et je pense que c'est important de ne pas tout d'un coup dire, voilà comment on peut adapter Dakar à ce qui se fait, d'une manière générale, ce qui a été déjà établi, comme quelque part un ordre des architectes. Je pense que c'est plus important de regarder ce qu'il y a à Dakar, et c'est peut-être cette notion d'identité et d'intégration. Qu'est-ce qui a su résister dans cette compétition, dans ce match qui est encore là et qui peut peut-être faire en sorte qu'on va pouvoir se sauver ? Je pense que c'est plus important de mettre l'accent sur ce qui a été fait, qui a été miraculeusement préservé, et qui va peut-être nous permettre d'en sortir. Et nous avions organisé trois tables rondes, justement, avec Carole et Nzinga. La première, c'était la DAKARMORPHOSE. La deuxième, Nzinga avait montré le travail de Worofila, comment on peut travailler la terre plutôt que le béton. Et c'est intéressant parce que ça rejoignait des initiatives qui sont prises aussi en Suisse pour tout d'un coup éviter de construire en béton. Puis ensuite, on a travaillé sur la question de Dakar en image et de la force qu'a cette ville quand on ne sépare pas l'architecture du reste.  

Nzinga Mboup : Je pense que toutes ces conversations nous poussent à interpeller celui qui finalement fait la ville. Lorsqu'on étudie le logement en particulier, on voit l'évolution des différentes typologies de logements qui sont plus ou moins planifiées et qui répondent à certaines logiques. Et l’une des choses, l’un des éléments un peu plus politiques si on réfléchit à plus grande échelle, c'est l’évolution dans les années... Il y a des maisons, il y a des architectures traditionnelles avec les Penc, il y a les maisons coloniales avec la colonisation. En 1951, les SICAP sont créées, donc au moment des indépendances, qui se construisent de façon croissante, jusque les années fin 1970 à peu près. Et des éléments comme le crash pétrolier, la création de la banque de l'habitat, du fonds monétaire international, montre la faiblesse que l'État peut avoir à pourvoir et, finalement, à faire la ville. Je trouve qu'il y a une évolution pendant les années 1980-90, avec les programmes d'ajustement structurel, la dévaluation, et une baisse de la main-mise de l'État. On espérait que l'État puisse avoir un élément régulateur. Mais de plus en plus, lorsqu'on regarde ici à Dakar il faut s'intéresser pour savoir qui construit. Qui sont les maîtres d'ouvrage ? C'est des privés. Une façon très facile de se faire de l'argent, c'est de faire des logements de plus en plus luxueux. Et puis c'est un refuge aussi. Donc ça, c'est l’un des problèmes, l’une des faiblesses. Et de l'autre côté, il y a toujours cette ville qui se fait par les gens pour des questions de survie, finalement, une ville fonctionnelle. Je ne peux que parler en tant qu'architecte, donc peut-être à mes congénères, mais certainement aussi à la société, aux habitants, aux personnes qui occupent la ville, de pouvoir au moins s'interroger sur ce qui pourrait être. Parce qu’il y a eu des exemples qui nous ont montré qu'on aurait pu avoir une autre ville. Et je pense que c'est important d'avoir une vision globale, et pas uniquement les juxtapositions et successions de projets individuels pour des raisons financières, de gains financiers et pas urbains. On le voit avec les derniers hivernages. Il y a une grande réflexion à faire autour de comment construire ensemble pour que la ville soit vivable.  

Jennifer Houdrouge : Tout à fait. Une vision globale où tout le monde a le droit de penser la ville, et où les artistes peuvent aussi avoir leur propre vision de la ville pour l'imaginer. 

Mbaye Diop: Je pense que ce qui est intéressant, c'est juste de poser la problématique, à inviter tout le monde à réfléchir, pas dans le même sens, mais qu'on réfléchisse ensemble par rapport à toutes ces questions. Je n'ai pas de réponse, honnêtement, par rapport au devenir de l’architecture de Dakar. C'est juste une observation, c'est juste des questionnements que je partage avec le public, avec tout le monde. Et chacun prend ce qu'il veut prendre.  

Annie Jouga: Juste pour réagir un peu à la question, je dirais qu'il y a des initiatives qui se mettent en place et il y a des moyens d'inventer et de s’adapter autrement. Nzinga et Carole ont proposé une réflexion là-dessus et ont commencé à proposer des pistes de solutions. Je pense qu'il faut surtout construire intelligemment, construire avec... Je ne vais pas dire des matériaux locaux, mais je vais plutôt parler de matériaux biosourcés ou disponibles ici, que ce soit de la terre ou du ciment. Et on peut le faire quel que soit le matériau qu'on utilise, et construire des formes qui seraient adaptées aux besoins des habitants. Et je pense que c'est des éléments de réponse comme ça que « Habiter Dakar » commence à initier, mais aussi au reflet dans leur pratique architecturale et le fait qu'ils proposent une architecture bioclimatique.  

 
 
 

Paticipant·e·s

Annie Jouga

Annie Jouga (née en 1953 à Dakar) est une architecte DPLG (diplômée par le gouvernement) depuis 1978 de l'Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Paris-la Villette (France). 

Elle a été adjointe au maire de Gorée de 2002 à 2022, conseillère élue de la ville de Dakar de 2014 à 2022, et présidente de la commission mobilité et infrastructures urbaines. Aujourd'hui, elle est l'administratrice de l'Ecole Universitaire d'Architecture de Dakar, qu'elle a créée en 2008 avec deux collègues architectes, dans laquelle elle sensibilise les étudiants en patrimoine au Patrimoine Urbain et Architectural. Tout au long de sa carrière, elle a œuvré pour la qualité de la ville et de son architecture, la corniche de Dakar, le bord de mer et les trottoirs de la ville.  


 

Matthieu Jaccard

Matthieu Jaccard est architecte et historien de l’art indépendant. Après un apprentissage de dessinateur en bâtiment à Lausanne, puis des études d’architecture à Fribourg, il pratique à Lausanne et Berlin entre 1995 et 1997.

De 1997 à 2008, il étudie les Lettres à l’Université de Lausanne tout en organisant des expositions. Il est commissaire des deux premières éditions de la Distinction Romande d’Architecture, en 2006 et 2010. De 2008 à 2014, il se partage entre Lausanne, Zurich et Paris. A partir de 2014, il collabore avec le Théâtre Vidy-Lausanne pour des expositions. Ses activités se déploient principalement au travers de projets collectifs qui mêlent architecture et différentes formes d’expression artistique avec la volonté de répondre par la culture aux défis de notre temps. En 2022, il lance avec Daniel Sciboz le cycle d'événements Apprendre de Dakar accueilli par différentes institutions lausannoises. La même année il est lauréat du Prix de la culture du bâti de la Fondation vaudoise pour la culture

Crédit photo : Sara Bastai

 

Carole Diop

Carole Diop est une architecte diplômée de l'École nationale supérieure d'architecture de Paris-Val de Seine (Paris, France). Elle travaille et vit à Dakar. Elle est la fondatrice de "Afrikadaa", un magazine interactif d'art contemporain, de design et d'architecture qui redéfinit la relation entre les territoires, les idées et les mouvements artistiques. . Ainsi elle préside l'association Afrikadaa à Dakar, qui participe activement à la vie culturelle sénégalaise. En décembre 2021, Carole initie les "Balades Architecturales", des visites guidées qui allient histoire et architecture. Elle participe également au Partcours, un événement artistique annuel qui réunit plusieurs espaces artistiques dakarois, depuis 2015.

 

Nzinga Mboup

Nzinga Mboup est une architecte sénégalo-camerounaise basée à Dakar depuis 5 ans. Après avoir étudié à l'Université de Pretoria (Afrique du Sud), elle a travaillé pendant deux ans à Johannesburg, avant de poursuivre avec un master en architecture à l'Université de Westminster à Londres. Elle a ensuite travaillé pendant trois ans chez Adjaye Associates à Londres. En 2018, elle a formé WOROFILA, un collectif d'architectes et d'ingénieurs spécialisés dans la construction en terre et autres matériaux bio-sourcés, dans le but de promouvoir une architecture durable et en harmonie avec le climat. Nzinga est chercheuse et autrice avec l'architecte Carole Diop de DAKARMORPHOSE, un travail de recherche sur l'évolution des villages lébous et du patrimoine urbain et culturel de la ville de Dakar, qui aura fait l'objet d'expositions lors de Dak'Art 2018 et 2022 des éditions Partcours en 2018 et 2019. Nzinga est également co-auteur de l'étude HABITER DAKAR, qui retrace l'histoire urbaine de Dakar et soulève les conditions critiques de la question du logement.

 

Mbaye Diop

Mbaye Diop (né en 1981 à Richard Toll, Sénégal) est diplômé des Beaux-Arts de Dakar en 2010, titulaire d'un master en cinéma de l'Université Gaston Berger de Saint Louis, Sénégal (2017), et récemment diplômé d'un master en "Pratiques artistiques contemporaines" à la HEAD, Genève. Il est un observateur attentif des paysages urbains quotidiens et des formes architecturales du Sénégal, ainsi que des mouvements socio-politiques qui redéfinissent continuellement les liens qui existent entre le continent africain et l'Occident. Qu'il s'agisse de vidéo, de performance, de dessin ou d'installation, la singularité de son travail réside dans son utilisation exclusive et quasi obsessionnelle du noir et blanc, lui permettant de neutraliser les scènes représentées. Plus récemment, Mbaye Diop a fait partie de la sélection officielle de la Biennale Dak'Art de Dakar (2022) et a reçu le prix de l'UEMOA pour son installation " De l'arbre à palabre à l'arbre numérique " ainsi que la Biennale de Genève - Jardin des sculptures (2022).

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